cartridge music
On comprend facilement la nécessité de composer une œuvre comme Cartridge Music en 1960, puisque cette composition de John Cage introduit le geste et le musicien (électronique) dans la performance à l’heure où cette dernière était cantonnée à des diffusions de pièces enregistrées sur bandes. Une partition comme Cartridge Music introduit justement la notion de performance dans la musique électronique, et signe le début de l’électronique en direct. Mais pourquoi continuer à jouer cette œuvre à l’heure où les performances électroniques sont omniprésentes? Ça peut paraître inutile d’un côté mais je ne crois pas, vraiment pas. Dans la mesure où il s’agit d’une partition graphique, une grande marge de manœuvre est accordée aux interprètes, et cette marge est justement exploitée ici, une marge qui laisse un espace de liberté aussi bien aux musiciens qu’aux avancées technologiques des outils utilisés (la tête de lecture d’une platine vinyle en l’occurrence).
Ces musiciens, qui sont-ils d’ailleurs? Justement quelques uns des plus originaux dans le domaine de la musique électronique improvisée, de la musique électroacoustique, et pour beaucoup assez proches des compositeurs du collectif Wandelweiser. Réunis par Stephen Cornford, des musiciens aussi talentueux que Ferran Fages, Alfredo Costa Monteiro, Patrick Farmer, Lee Patterson, Daniel Jones et Robert Curgenven proposent leur interprétation collective de l’œuvre de Cage. Des musiciens qui jouent habituellement des musiques plutôt différentes mais qui parviennent à une proposer une musique cohérente durant ces 37 minutes.
Les sept musiciens présents ont de toute façon en commun un intérêt pour l’exploration du son en tant que tel, l’exploration du timbre et des couleurs. Par courts blocs, ils proposent chacun leur tour, et à plusieurs, des fragments sonores différents mais unis par leur aspect matériel et temporel. Car l’écriture de Cartridge Music renvoie à une interprétation où des esquisses sonores se succèdent. Des fragments se succèdent, fragments différents mais qui se ressemblent dans leur approche du temps, un temps non-linéaire où toute narration est impossible, où tous les fragments sont contraints à s’insérer dans une temporalité éclatée. Mais c’est aussi la source sonore, la tête de lecture, qui unifie chaque fragment. Un aspect souvent abrasif et une approche frontale et physique du son sont constamment présents, chaque son est enregistré de manière très proche, et abordé de manière très matérielle et pragmatique.
Ceci pour l’aspect fidèle à la partition. Ce qui reste le plus intéressant ensuite, c’est la diversité des approches et la singularité des musiciens qui parviennent tout de même à faire surface malgré l’unité. Et c’est aussi cette diversité qui tient en haleine tout le temps que dure ce disque, ce qui n’est pas une mince affaire pour un enregistrement de 37 minutes avec comme seul outil une tête de lecture. Chaque musicien propose une gestuelle différente, une gestuelle qui s’oriente vers des blocs de sons puissants ou des micro-détails subtils et chirurgicaux. Une gestuelle qui tente l’impossible narration ou revendique l’aspect éphémère des blocs. On ne sait jamais trop ce qui va suivre, jusqu’à quand, si ça va revenir, s’arrêter, si c’est un accident ou si c’est volontaire, si ça répond à quelque chose et si ça se place volontairement en-dehors de ce qui a précédé.
Un disque extraordinaire en somme. Pour sa capacité à allier la rigueur d’interprétation et une proposition fidèle à John Cage, avec un esprit innovant et inventif. Innovant par rapport à la partition, et inventif par rapport aux pratiques électroniques actuelles. Hautement recommandé.
Julien Héraud, Improv sphère